Ce trajet-là

 J’aime les trajets en bus. Pas tous, bien sûr. Pas ceux à 7h30 du matin, bondés, ou ceux de 17h30, encore plus bondés, en pleine saison des pluies, alors que les gens essaient désespérément d’entrer par la porte arrière, et contre tout attente, parvienne à caler leur mètre soixante-dix en moyenne dans ce qui ressemble pourtant à moins de dix centimètres carré d’espace. Ces trajets-là, je m’en passe.

Les autres, je les aime, au point de m’en surprendre. J’ai même aimé ce trajet-là, fait trois ou quatre fois par semaine en août et octobre 2020, dans l’agglomération de Tours. Le trajet en bus le plus infect, le plus insupportable qui soit, vous me direz. Il s’agirait de l’opinion logique. Et pourtant, je l’ai aimé. Pour tellement de raisons qui ne s’accordent probablement pas, du moins depuis l’extérieur, mais qui forment pour moi un tout incroyablement logique. Rassurant. Réconfortant. Et dieu sait qu’à cette époque, je n’avais rien tant besoin que d’être rassurée et réconfortée. On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.

J’ai peu à peu appris les arrêts, du moins ceux qui se rapprochaient du mien. Pour ne pas le louper, ne pas appuyer sur le bouton trop tard. J’ai vaguement appris à tolérer les adolescents du lycée sur la route, allant même jusqu’à m’imaginer leur vie en tant qu’ados des années 2020, à la comparer à ma propre adolescence des années 2000, à me demander à quoi ressemble la maison où ils s’apprêtent à rentrer, leurs activités de fin de journée, à me demander s’ils sont heureux, où torturés par cette curieuse dépression dont cette étape de la vie a le secret.

Cela dit, je n’ai pas aimé ce trajet-là de bus pour ces ados, ou la vue de la douce banlieue de Tours, encore moins pour la destination de ce trajet en bus. Surtout pas la destination, surtout pas la raison même pour laquelle je me trouve dans ce foutu bus, à Tours, en plein mois d’août, plutôt que chez moi à Guadalajara à me dorer la couenne sous le soleil mexicain (je rigole, en réalité j’aurais plutôt été assise devant mon PC à travailler comme une forcenée sur mes traductions et relectures d’articles pour un site dont le thème m’est toujours un peu obscur, alors que j’en suis la rédactrice en chef et chef d’équipe – je ne comprends toujours pas comment je suis arrivée là).

J’ai aimé ce trajet-là en bus pour la musique, et les rêves qui vont avec. Pour cette étrange playlist finalement assez réduite mais de laquelle je refusais éperdument de m’écarter, toujours en recherche des mêmes mélodies, des mêmes sensations, du même récit que je connaissais pourtant déjà par cœur. Chacune de ces chansons associées à ces images, souvent purement imaginaires quoiqu’inventées à partir de photos et vidéos bien réelles, de personnages fait d’humains qui ont bel et bien existé et foulent toujours, pour certains, cette terre. Ces images, ces scènes et interactions qui me tartinaient l’intérieur du crâne au point même de devenir irrémédiablement associées à la portion du paysage tourangeau que j’observais par la vitre du bus au moment où elles se formaient dans mon esprit, accompagnées de leur toute aussi indissociable bande-son.

Cette fiction, ce récit, cette histoire totalement imaginée que j’aurais échangée sans une seule arrière-pensée contre cette réalité qui m’échappait et qui m’échappe toujours. Cette réalité qui ne fait aucun sens, même six mois plus tard, même après l’avoir endurée de long en large, dans tout ses détails les plus concrets et dégueulasses. Des détails qui me reviennent en flash, en cauchemars ou en journée, lorsque je me lave le visage le soir, lorsque je suis à vélo où que je regarde par la fenêtre du café où je vais régulièrement travailler. Les seuls moments où j’échappe à ces détails sont peut-être pendant le sport, s’il s’avère suffisamment intense pour m’empêcher de penser à quoi que ce soit d’autre que de ne pas mourir sous l’effet de l’effort, ou de faire attention à ma posture pour ne pas déboîter à nouveau ce corps en carton qui est le mien. 

Pour contrecarrer ces détails infâmes qui ne trouvent rien de mieux à faire que me saturer l’esprit à longueur de nuit et de journée, je n’ai trouvé que les détails de ma fiction. Une histoire qui n’a au fond pas grand-chose à envier à ma réalité en termes de happy ending, c’est vrai. Mais c’est mon histoire, celle que j’ai choisie et non celle qu’on m’impose. Une histoire triste mais logique, le tout dans le tout, contrairement à celle qu’on me demande d'encaisser sans autre raison apparente que celle de se foutre glorieusement de ma gueule – et encore plus de celle de quelques autres personnes concernées.

Ma fiction et les chansons qui l’accompagnent n’ont rien, strictement rien à voir avec le trajet en bus pendant lequel, entre autres, je l’ai imaginée, du moins en partie. Elle y sera pourtant à jamais associée, avec sa playlist. Jusqu’à la fin de mes jours, je suppose, j’associerai cet album à cette époque, cette scène à ce paysage, et surtout, surtout, cette chanson-là à cette dernière portion du trajet, alors que je me préparais à appuyer sur le bouton d’arrêt pour descendre du bus et marcher jusqu’à l’hôpital. Je me souviens vaguement de l’étage mais j’ai déjà oublié le numéro de chambre. Il y en a eu plusieurs, de toutes manières, et cela n'a aucune importance. Je n’oublierai pas l’appréhension, nettement plus marquée en octobre qu’en août, en ouvrant la porte après avoir toqué timidement. Je n’oublierai pas non plus la playlist du tout dernier de ce trajet-là en bus, le seul à avoir été dénué de la moindre vision imaginaire de scènes de ma fiction.

 

Cette chanson-là - non, elle n'est pas sur Spotify.


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