Fallin'

         Tragique rechute           

Liam Gallagher étant actuellement en pleine promotion de son premier album solo, je me suis retrouvée à écouter Oasis à fortes doses ces derniers temps. Presque à ma surprise; ça faisait un moment que je n'écoutais plus qu'une petite poignée de leurs chansons du coin de l'oreille malgré la casi totalité de leur discographie présente dans mon téléphone.C'est plutôt agréable en vérité, de me replonger dans le souvenir de cet amour absolu pour ce groupe de "lovely cunts". Mes goûts ont un tantinet évolué, l'obsession est passée et je suis plus critique quant à leurs chansons mais celles que j'aime, je les aime à en épouser le vinyl. J'ai ma petite affection et des souvenirs spéciaux pour chacun de leurs albums mais le dernier, Dig Out Your Soul, est certainement celui qui m'est le plus cher. Pourquoi donc? C'est simple: cet album est sorti en Octobre 2008, en plein milieu de ma période d'internement en clinique psychiatrique dans la campagne de Toulouse. Ewi, un post qui combine les sujets que je ne peux m'empêcher de rabâcher: ma relation à la musique et mon oh so traumatic passé. Vous allez vous régaler. 

Non mais sérieusement. Ils ont dû me retenir de force quand ma mère et ma grand-mère ont repris la route pour rentrer maison six cent kilomètres plus haut. Deux infirmières qui me tenaient par les bras et le buste alors que je piaillais en me débattant par terre, dans ma chambre face à la porte du couloir. J'avais encore la sonde de "gavage" et je pesais dans les trente-sept kilos. Je sortais de deux premiers internements dans le service des diabétiques - faute de mieux - de l'hôpital de Tours et duquel on ne m'avait laissée partir que pour être déposée dans cette clinique.
J'y ai passé un peu plus de deux mois, pas les plus glorieux de ma vie. J'étais folle à lier. Durant la première semaine on me levait tous les matins à 5h30 pour une pesée puis une prise de sang. Le psychiatre qu'on m'avait attitré est arrivé avec les résultats d'analyse sanguine en m'annonçant que mon foie se trouvait tellement éreinté de tourner à vide et mal-nourri qu'il était maintenant semblable à celui d'une alcoolique. Aha, attendez là il faut que je vous fasse une parenthèse car ça me rappelle une autre anecdote qui me fait mourir de rire: j'ai raconté cette même histoire à des amis français de visite chez moi il y a trois ans et leur premier commentaire a été "AH, bah ça te change pas de maintenant!". Mehehehehehe. 
BON. Foie d'alcoolique, donc. Honnêtement je ne sais pas s'il m'a dit ça parce que c'était la triste vérité ou s'il m'a raconté des salades pour essayer de me faire peur et me motiver à manger. Cette histoire de confiance, vous savez. Là où je dois par contre reconnaître la bonne volonté de cette équipe, c'est qu'il ont accepté de me laisser sélectionner les principaux composants de mes repas: féculents, graisses, viandes, tout ça. Je suis une fille gentille: si vous faites un pas vers moi je fais un pas vers vous. Les plateaux repas étant donc plus en accord avec ce que je me sentais capable de manger, je n'ai pas trop rechigné à les vider au mieux et on m'a rapidement retiré la sonde. Là où au contraire je ne reconnaîtrai pas leurs bons soins, c'est au niveau du monstrueux cocktail de médicaments qu'ils ont décidé de me faire enfourner chaque jour, matin et soir. Un traitement si corsé qu'il me faisait m'endormir debout dès neuf heures du matin. Littéralement. Comme les chevaux qui dorment debout dans leur box, oui oui. Ce qui ne m'empêchait pas d'aller courir dans le parc de la clinique une fois la somnolence vaincue. Les pauvres ne savaient pas quoi faire de moi. 

Je me souviens avoir eu deux camarades de chambre avant que l'on m'attribue ma propre chambre privée - traitement VIP car fille de médecin ou était-ce parce que je faisais peur aux autres? Mystère. La première n'est restée que quelques jours avec moi. Nous n'avons jamais parlé, du moins pas que je me souvienne. Elle m'avait tout l'air de souffrir d'une sévère dépression et passait ses journées au lit, téléphonant parfois à ses proches pour leur donner des requêtes et derniers vœux pour "si jamais elle mourrait". Avec moi l'hyperactive supra-stressée dans le lit d'en face, je ne vous dis pas le contraste. Elle a ensuite été transférée dans une autre section de la clinique et je me rappelle l'avoir croisée bien plus tard dans les couloirs, après qu'on lui ait appliqué ce fameux traitements aux électrochocs: assise dans un fauteuil roulant poussé par un aide-soignant pendant qu'elle déblatérait des incohérences sur un ton effrayé, sans me reconnaître ni même sembler me voir. Je doute d'avoir jamais connu son nom mais je n'ai pas encore oublié son visage ni son air désemparé et fragile, en train de délirer dans sa chaise. 

Etant hyperactive, donc, ma pire bête noire prenait vie les dimanches ou toute autre journée sans consultations et activités. A tel point que j'ai une fois accepté que l'on m'injecte je ne sais quel produit dans la fesse pour me faire dormir toute la journée. Je me souviens du commentaire des infirmières; "Célia, t'es tellement maigre qu'on arrive pas à te piquer la veine. Elle n'arrête pas de rouler sous la peau des fesses."

Je vous rassure, elles sont finalement parvenues à me piquer. Cette journée a disparu de mon existence du matin jusqu'à environ huit ou neuf heures du soir. En fin d'après-midi les infirmières sont venues me réveiller pour mon habituelle prise de médicaments. Je me suis levée avec la grâce d'un walker fraîchement réanimé et ai manqué de me pauffrer sur leur chariot à médocs, sous leurs regards désolés. Plus tard dans la soirée - ou un autre jour? - j'ai du me relever pour une consultation avec la psychologue de la clinique. Comme j'étais à l'époque assez branchée massages, céramique et toutes ces conneries manuelles, nous avions convenu de faire la session pendant que je malaxais de la glaise à poterie. 
"Ahem, Célia? Vous vous endormez sur votre terre." Un échec que nous n'avons plus retenté par la suite.
Quelques temps plus tard, un dimanche matin alors que je me trouvais à nouveau terrorisée par la perspective de cette journée vide, j'ai rassemblé mes plus beaux efforts de communication et je suis allée causer au psychiatre de garde ce jour-là, lui expliquant mon angoisse. Il m'a fait son gentil sourire, un peu complice.
"Vous voulez qu'on vous fasse une petite piqûre pour dormir?"
Limite avec le clin d’œil, vous savez. Je l'ai poliment remercié et me suis empressée d'aller courir dans les rues du village. Je m'attendais à quoi, au fond? Qu'il propose de m'emmener à la pêche? Je peux être d'une naïveté, parfois.
Si j'avais cherché un temps à me convaincre que mon séjour à la clinique de TCA de Bordeaux avait été un élément positif dans ma vie, je ne peux pas en dire autant de cette clinique des environs de Toulouse. 

Au milieu de ce bordel de médicaments et crises d'hystérie, d'une manière ou d'une autre, cet album d'Oasis est arrivé à moi. Sans doutes avais-je demandé à ma mère de me l'envoyer dès le jour de sa sortie. Je me revois encore en train de l'écouter sur mon ordinateur portable, assise au petit bureau coincé entre le lit et la fenêtre. Ou encore dans mon lit, jusqu'à ce que je m'endorme avec les écouteurs sur les oreilles. J'ai adoré cet album, pas seulement parce qu'il a été la seule source de bien-être au cœur d'une sombre époque mais aussi parce que c'est un bon album. "Outta Time" de Liam est douce à chialer, "Waiting For the Rapture" est couillue, totalement copiée de "Five To One" de The Doors mais peu importe. Les ambiances curieusement brutes et feutrées tout à la fois de "Bag it Up" et "The Turning" sont un régal tandis que "(Get Off Your) High Horse Lady", l'une de mes favorites, a toujours le don de me faire l'effet d'un gros cacheton d’anxiolytiques; mille fois plus efficace que n'importe lequel des médicaments qu'ils m'aient jamais enfoncés dans le gosier. Comme un coussin tout doux contre lequel tu te serres, somnolente, bien au chaud sur le lit ou le canap' pendant une fin d'après-midi pluvieuse en plein été indien. "Soldier On" est bluesy, psychée, planante et un peu sexy, comme souvent pour la chanson finale de leurs albums des années 2000. 
Même la pochette est cool - source: amazon

Et puis "Falling Down". La sœur perdue de "Part Of the Queue" sur l'album précédent, clairement. Celle-là, elle fait mal. Parce qu'elle est épique et poignante, déjà. Et pour les paroles. Ces paroles simples, limite "bateau" mais tellement parfaites. Les couplets comme le refrain me parlent d'une vie qui prend un tournant inattendu et particulièrement moche, envoyant tout en l'air; tous les repères, tout ce que l'on connaissait jusque-là, tous les plans d'une existence qui paraissait pourtant si bien lancée, si bien calée sur les rails d'un chemin sûr et sans trop de surprises, laissant place au vide, au chaos, à un futur opaque et possiblement inexistant. L'histoire d'une vie qui nous échappe brusquement des mains, d'une réalité qui s'effrite pour nous laisser coincés dans un étrange entre-deux au goût de bile de fin de vomi. L'image d'un être frêle fracassant une existence entière par le simple fait de sa maigreur. 
Il y a aussi cette référence à dieu "I tried to talk to God to no avail", qui me ramène à ce désir de beaucoup d'anorexiques de se détacher du monde terrestre, du corps et de ses nécessités comme dans une tentative de se rapprocher du monde céleste; de se transformer en quelque sorte en une espèce d'ange, de créature supérieure libérée des contraintes physiques du commun des mortels. Chaque cas est différent mais il y avait définitivement un peu de ça chez moi aussi, sans compter le nombre de cierges que je suis allée brûler à l'église du village et les longues prières pathétiques implorant une miraculeuse sortie. Le désespoir; rien de tel pour vous faire croire en tout et n'importe quoi pourvu qu'il y ait une petite chance de soulagement. 
La dernière phrase du refrain est ma favorite: "If you won't save me please don't waste my time". Trois années de vie jetées aux ordures, les trois années de cet âge connu comme "le plus bel âge". A vingt-huit ans je commence juste à essayer de frotter le caca que ce marathon d'hospitalisations lancé en 2008 a laissé accroché aux parois de mon cerveau. J'aurai aimé faire autre chose, sincèrement, que manger des pilules, décalquer des dessins et courir autour des bâtiments d'une clinique pour finalement en revenir au même poids au bout de plus de six mois d'internements. J'avais dix-neuf ans, merde. 

Aujourd'hui encore si cette chanson me tombe par hasard dans les oreilles au détour de la playlist aléatoire de mon téléphone, il me reste difficile de ne pas chouiner où que je me trouve, en train de marcher dans la rue ou assise dans le bus. Cet album entier m'a permis de ne pas terminer totalement folle; un repère tangible de mon moi d'origine, de ma vie d'avant qui bien que pas terrible restait mille fois préférable à cette vie d'internée, de la Célia vivante et de la réalité qui perdure à l'extérieur de cette glauque bulle hospitalière. Un souvenir, aussi, de pourquoi à la base j'avais consciemment décidé d'en finir avec le surpoids. Je voulais me sentir aussi cool que les mecs d'Oasis en train de parader dans les rues des quartiers branchés de Londres. Se faire mettre sur une balance tous les matins avant le lever du soleil, se faire glisser un tube dans le nez qui descend jusque dans l'estomac - si tant est qu'ils ne se plantent pas de trou et commencent à vous l'enfiler dans la trachée - se faire traiter comme une enfant de dix ans par tout le corps médical, suivre son psy de chambres en chambres durant sa visite du matin faute d'avoir reçu assez d'attention de sa part, implorer au téléphone que l'on vous laisse sortir avant que votre mère éplorée ne sache plus comment vous encaisser et ne raccroche brusquement, s'occuper avec des livres de coloriage avant de péter un câble et se les fracasser sur le crâne, ça n'est pas cool.

Dig Out You Soul -  non je n'ai pas Spotify, je suis plus une Youtube gal


Photo n°1 de Célia Simon


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