Une certaine idée de l'Europe


Arrêt : Manchester


Fish & Chips, tu resteras doux dans ma mémoire malgré la tempête qui te suivit

J’ai passé du temps à l’imaginer, celle-là. J’ai visualisé le retour en triomphe, la grande fanfare et l’ovation générale. J’ai imaginé les scénarios de catastrophe aussi, les engueulades avec les locaux, les amis des amis que l’on a jamais aimé, les amis tout court dont on n’a pas digéré le commentaire d’il y a 8 ans. Le scandale public, le lavage de linge sale ancestral. La revanche idéale. 
J’ai commencé à rêver du charme local comme une touriste, à voir les images de rues pavées, l’architecture médiévale et les enseignes de commerces locaux comme débordants d’exotisme. Un luxe ultime, une chance que les locaux ne savent certainement pas apprécier.
J’ai rêvé de ces souvenirs d’enfance, de ces paysages d’une campagne parfaite et pure, innocente malgré les blessures qui ne lui appartiennent finalement pas. J’ai écouté beaucoup d’artistes européens, ou de n’importe quel musicien dont le son s’apparente à ces paysages, à cette culture qui commençait déjà à m’échapper en partie et que je percevais au travers d’un œil de plus en plus étranger. Je me suis gorgée de  la musique de tous ceux qui alimentaient ma mélancolie d’une certaine idée de la France, cette idée chérie comme la meilleure partie de mon enfance. Je me croyais parée dans mes attentes de ce premier chez moi.
Avant la France, je passe ma première nuit en Europe à Manchester. C’est aussi la première fois que je visite une ville anglaise autre que Londres. La ville d’origine des frères Gallagher, des Stones Roses et de beaucoup d’autres. 

L'odeur, bon Dieu. L'odeur de l'Europe Occidentale en été: les arbres, les fleurs, les plantes du coin. L'odeur de l'air. Je n'avais pas senti ces odeurs depuis six ans. Merde, j'y suis vraiment. J'écoute Oasis, Arctic Monkeys et Foals dans le train qui m'amène de l'aéroport au centre-ville, comme une grosse bêta tremblante d'extase fébrile.
Je n’en reviens pas de l’aménagement du centre historique, de sa propreté et sa beauté. Tous les hommes me plaisent, l'accent est superbe et le full english breakfast se cale enfin dans mon estomac après avoir été tant et tant désiré. C’est l’émerveillement à chaque coin de rue, devant les canaux, les péniches, les wharehouses, les pubs et la bibliothèque publique. Le Northern Quarter m’est un peu plus familier : soulards harangueurs, commerces plus austères et odeur de pisse dans les rues. Mmhmoui, j'accepte aussi. 
Les heures passent et mes pieds finissent par se lasser. Ils vont dire à mon cerveau que tout cela n’est plus si fascinant, d’un coup. Les gens m’intimident soudain, je me sens seule et dépassée par le lieu et sa population. Les hommes ont l’air moins beaux et les femmes plus hautaines. J’ai bien mérité une petite pause à mon hôtel avant d’aller dîner.
Ça n’est pas si facile de ressortir ; j’aimerais faire la fête en ville ou discuter avec de charmants nordiques autour de dodues pintes de bière brune mais je ne sais pas approcher les gens. J’aimerais être un homme, parfois, histoire d'amoindrir l’embarras social d’aller boire seule.

Je ne vais pas très loin : un pub historique se tient à une rue à peine de mon hôtel – vous me direz, le centre-ville doit en compter deux à chaque coin de rue. Une pinte suffit à me rendre pompette, je m'envoie un énorme fish and chips gras et délicieux. Je me laisse aller à observer le match de foot à la télé en alternant avec un regard curieux vers quelques locaux présents non loin de moi. C'est qu'on est encore en pleine Coupe du Monde; ce soir l’Angleterre joue contre je ne sais quel autre pays – et perd.
Je n’aurais pas le loisir de voir moi-même la fin de ce match : quelques minutes après avoir posé mon sac sur le banc à mon côté, un mec se faufile derrière moi, le chope et file en courant. Ah, putain. Vous auriez tout de même pu attendre que je sois sur la fin de mon voyage. Vous auriez pu attendre que ma joie du retour s’estompe un peu. Je méritais bien quelques jours de plus de ce nuage euphorique. 
Je vous passe la course-poursuite dans les rues de la ville, les gentilles personnes qui se joignent à moi, l’altercation verbale avec cette petite frappe blonde de voleur et le couple de crackheads qui lui sert de complice, l’arrivée des flics et mon rapport de police. J’arriverai tout de même à récupérer mon sac et la casi-totalité de son contenu, à l'exception regrettable de mes lunettes de soleil de marque que je m'étais offertes quelques mois plus tôt comme cadeau de Saint-Valentin à moi-même - oui, parce que ça n'étaient pas mes chats qui allaient le faire.

Et avec tout ça ces cons auront réussi à me chambouler mon arrivée – et le système respiratoire, accessoirement. Si cela pouvait s’avérer être la seule mésaventure de mon séjour Européen, cela m’arrangerait. Je ne cacherai pas que j'en suis restée vexée une bonne demi-journée. "L’Europe, terre d’accueil et de sécurité ? Mes fesses, oui!" Pas besoin d’habiter dans un pays de narco-trafiquants pour se faire péter la gueule au détour d’un coin de rue. 
Etait-ce vraiment ainsi avant que je ne parte ? Je me creuse la mémoire. Oh bien sûr, et même pire; les sorties incroyablement glauques sur les quais de Tours me reviennent en tête, les commentaires dégueux des beaufs de quartier alors que je marchais dans la rue le soir, les keupons relous qui s'inventent une misère qu'ils n'ont souvent pas. Aah, cette Europe-là existe aussi, je m'en souviens maintenant. A force de vlogs fashion et d'Instagram filtré, je l'aurais presque oubliée. 
Mais qu’importe, je ne vais tout de même pas me laisser ruiner mon début de vacances par une bande de petits délinquants nuls qui s’imaginent que le Chapo mexicain est un homme bien. Je ne suis pas prête de relâcher prise sur mon sac, cela dit, ou de laisser un inconnu m’approcher. On reprend les bonnes habitudes un instant assouplies. Et dire que je me trouvais un peu trop extrême de ne faire confiance à personne
Je ne sais pas si cette mésaventure en amuse-gueule me rend un peu mieux ou un peu moins prête à affronter ma terre natale dès le lendemain. J'imagine que je serais au moins heureuse de me savoir entourée de ma famille s'il m'y arrive un autre pépin dans le genre.

En sortant de l'hotel, le rayon de soleil qui me frappe en pleine face me ramène soudainement à la réalité de ma terrible, terrible tragédie: je risque de passer le reste de mon voyage toute éblouie. Rendez-moi mes lunettes de soleil, merde.

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