Mince


"Sérieux Célia, comment tu serais trop belle si tu étais mince."

Je n'en veux même pas à l'amie qui m'a fait ce commentaire alors que j'avais 12 ou 13 ans et un surpoids à la limite de l'obésité. Elle avait sincèrement essayé de me faire un compliment, du type "Non mais en vrai tu es une vraie beauté. Sous la couche de gras.". Et je l'avais bel et bien pris pour un compliment à l'époque. Un compliment tordu, certes, gonflé de poison et comme un outil parfait, parmi tant d'autres, pour l'élaboration progressive d'une future anorexie déclenchée quelques années plus tard par un régime démarré dans l'enthousiasme et la bonne volonté - cliché, je sais.


Aah, être mince. Un concept aussi irréel à mes yeux qu'incroyablement désirable. Le rêve de toute une vie dont on ose pourtant à peine rêver. Car voyez-vous, quand on a toujours mangé comme une femme enceinte de triplets depuis l'âge de 6 ou 7 ans, on ne peut pas vraiment s'attendre à avoir le corps de la prochaine Kate Moss. On vous a sans doutes déjà rabâché le thème de manger pour "combler un vide affectif", n'est-ce pas? Vindieu, si j'avais pu travailler en tant qu'exemple parfait dudit trouble pour des étudiants en psychologie, je me serais fait un paquet de sous. Les professionnels appellent ça "hyperphagie", moi j'appelais juste ça bouffer comme une morfale du matin au soir. "Morphalogie", en somme. J'en avais même hâte que mes amies partent de chez moi pour pouvoir aller m'enrouler allègrement dans ce chaud et moelleux édredon qu'était la nourriture. Au désarroi silencieux de tous. 
Enfin, "silencieux". Je les ai entendues, les explications hautement professionnelles de mes parents sur la relation apports/dépenses caloriques et leur déséquilibre comme étant cause de (mon) surpoids, ainsi que les propositions pas toujours très subtiles à me sortir de mes bouquins et autres activités sédentaires pour me mettre à une occupation un tantinet plus physique. Je les entendus de même, les conseils avisés des amies de la famille m'ordonnant d'arrêter l'eau gazeuse qui ferait apparemment grossir (plait-il ?), tout comme les commentaires du grand-père m'incitant à perdre du poids afin de pouvoir "plaire aux garçons", accompagnés d'une petite tape supposément innocente sur le haut des fesses. 
Le bien-être adolescent

Sur un versant plus positif, je n'ai pas à me plaindre d'avoir été victime de moqueries ouvertes à l'école. Oh, je me souviens bien de trois ou quatre commentaires répartis sur quatre années de collège mais rien de tellement méchant ni trop direct. Ça devait penser, ça devait jaser et ricaner dans mon dos ou juger mentalement mais personne ne s'est jamais osé à venir me cracher verbalement à la face au sujet de mon physique. Je leur faisais peut-être un peu peur, avec mon air sombre, mes regards noirs et ma resting bitch face. Je n'avais aucun style à proprement parler si ce n'était celui de la "dodue informe à cheveux en champignon atomique qui essaye de se cacher sous ses fringues" mais suais sans doutes une espèce de vibration de sauvageonne glauque et pas drôle à martyriser. Tant mieux. L'un de mes surnoms au lycée a été Kamala, si cela peut vous servir d'illustration - je vous laisse rechercher seuls cette référence.

Là où mes petits camarades d'école m'ont épargnée, c'est donc avec mes proches que j'ai dégusté. Ça a même marché un temps; on a réussi à me convaincre de tenter le régime Weight Watchers, avec les réunions hebdomadaires et tout le tralala. A 11 ans. Avec le recul, je trouve cela tellement ridicule et inapproprié que je sais même pas comment en parler. Passons. 
Vers 14 ans ma grand-mère m'avait emmenée voir une rebouteuse ou que sais-je dans l'espoir d'une perte de poids miraculeuse. Cette dernière m'avait en plus refilé une feuille de menus "régime" que je me suis empressée de jeter à la poubelle. Malgré la culpabilité, le dégoût de moi-même ou la frustration de me sentir emprisonnée par mon apparence, je ne désirais rien tant qu'on me foute la paix. Ces amorces de régimes foireux, je ne les ai acceptées que dans l'espoir qu'on me lâche la couenne un instant avec ces histoires de perte poids auxquelles je ne croyais pas une seconde. La vie "normale" d'une personne "normale" - comprendre "mince" - j'avais bien compris que ça ne serait pas pour moi. 
"Tu danseras quand tu seras mince" me disais-je. "Tu achèteras des sous-vêtements sexy, des jupes ou des robes quand tu seras moins diforme. Le maquillage ça n'est pas pour toi, tu n'as pas le physique pour ça. Tu dragueras quand tu seras regardable." Tous ces petits plaisirs stupides et si élémentaires à la majorité des ados, ça n'était pas que je n'en voulais pas; ça n'était juste pas possible. Je me souviens encore de cette séance de maquillage seule dans ma salle de bain et d'avoir pensé, dépitée face au miroir: "Meuf, tu ressembles à un homme travesti". Non pas que je fuyais mon propre reflet, bien au contraire; j'ai passé plus d'heures que je ne saurais l'admettre à me reluquer dans la glace, relevant du regard chacun de mes défauts comme on va chercher les œufs de Pâques dans son jardin. Je me donnais tellement la gerbe que j'en suis devenue obsédée de moi-même et de ma laideur.


#Kamala - mes chats recueillis dans la rue ont l'air moins sauvage

Je vous passe les détails par pelletés et pas que les plus insignifiants, mais je pense avoir suffisamment planté le contexte. Et quel a donc été le soudain déclic de ce régime à 17 ans, alors? Vous allez vous moquer. En dedans: tout ce que je viens de mentionner et un millions de petits traumas vicieux accumulés en une méga fat boule de gras mental m'obstruant les connections. En dehors: un groupe de musique. Plusieurs groupes en fait, mais je me souviens que mon amour d'alors pour Oasis - que j'avais commencé à écouter en boucle vers 16 ans - a été l'un des éléments les plus marquants dans ce désir de changement. Je n'en pouvais plus de me trouver dégueulasse tout en écoutant des chansons qui me donnaient envie d'aller conquérir le monde. Mes groupes favoris me faisaient me sentir bonne à l'intérieur et je voulais l'être tout autant à l'extérieur. Aussi bonne, cool et sexy que leur musique. Ne vous moquez pas. Comment pourrait-on reprocher à l'adolescente pratiquement no-life de chercher à enterrer sa fantaisie et l'implanter dans sa vie réelle?


On ose le bikini pour la 1ère fois mais on se cache quand même un peu pour la photo 

Ça aurait pu marcher, ça aurait vraiment pu marcher si je n'avais pas eu le profil que j'avais. Avec ce foutu profil j'étais vouée à tout foirer. J'aurais pu m'en douter; bien sûr que j'allais virer anorexique avec tout ce que j'avais engrangé de honte et de désir désespéré de l'approbation des autres. Je ne m'en serais jamais douté, cependant, aux vues de combien la bouffe m'obsédait et combien l'idée de toute restriction me donnait envie de crever. C'est curieux, non? A quel point la maladie peut nous transformer et nous envoyer flâner à l'opposé complet de notre propre personnalité. Beaucoup de mes actions d'alors étaient si extrêmes qu'elles en viraient grotesques. Quand le pathétique, le clownesque et le glauque se confondent. 
La motivation, en revanche, me fait bien moins ricaner. Une gamine qui attend de mincir pour commencer à exister et dont l'un des plus beaux rêves est de pouvoir se présenter à ceux qu'elle aime avec 15 kilos de moins. Une dodue qui n'aspire finalement qu'à se nourrir du regard admirateur des autres, consumée par une seule question: "Vous pourriez m'aimer?"

Photos de Célia Simon


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