La Grande Visite

Sans doute l'une de mes photos les plus proches de cette époque - Photo de Tatiana Appolonus

Chaque Mercredi, juste avant le repas de midi. Nous étions tenues de nous enfermer dans nos chambres respectives, sages et tranquilles le temps que vienne notre tour de recevoir la "grande visite". Nous n'étions que huit patientes, rien d'une longue attente en soi mais on ne savait jamais vraiment par qui ils allaient commencer. Il était difficile de faire quoi que ce soit pour s'occuper en attendant le petit coup à la porte. "Mon tour, c'est pour bientôt? Sont-ils en train de faire la misère à -------- pour avoir parlé de vomissements durant le repas? -------- sera-t-elle autorisée à sortir ce weekend? Et moi, j'aurai droit à quoi cette semaine? Va-t-il mentionner la pesée de ce matin? Est-il content de moi? Vais-je bientôt sortir de la période d'isolement?"
Et puis le "toc-toc c'est l'heure de flipper ta race à toute berzingue". On se lève trop vite et on ouvre la porte avec un poil de brusquerie. Quelle bonne surprise, ils sont tous là; florilège de trognes enfarinées, graves pour la plupart, encore avenantes pour les plus gentils et limite patibulaires pour les moins motivés. Le directeur est au centre, cela va de soi; le Grand Manitou de l'anorexie et de tous ces troubles si durs à cerner de l'adolescent mal dans sa peau. Le Sauveur de tant de familles éplorées, frappées en plein cœur par la dépression/anorexie/tentative de suicide de leur torturé tout petit. Celui qui a su les entendre et leur prodiguer un traitement adéquat, délicatement équilibré entre bienveillance paternelle et une juste fermeté. 

Demandait-il la permission d'entrer, s'invitait-il lui-même à l'intérieur ou attendait-il qu'on ne les invite à passer? Impossible de m'en souvenir. Ce que je garde bien en mémoire, c'est cette manière qu'avait le reste de l'équipe de coller aux pieds de leur chef comme un chien suit son maître, suivant ses pas, entrant dans la chambre d'un même mouvement comme un seul homme. Le fauteuil de la chambre lui étant réservé, les autres s’accommodaient tant bien que mal autour de lui comme une cape s'affaisse mollement sur les flancs de son propriétaire. La chambre se devait d'être rangée et propre, le lit fait et le fauteuil gardé libre et facile d'accès. Ça aurait été drôle d'y entasser une pile de livres ou de sous-vêtements au moins une fois, juste histoire de voir sa réaction. Oh la provocation, l'ultime rébellion.  

 Après les avoir fait passer avec une hospitalité aussi naturelle qu'en recevant un huissier chez soi, nous nous asseyions sur le lit face à cette flopée de soignants: de l'infirmière au psychiatre en passant par la diététicienne, attendant le jugement du Docteur. Il y avait toujours un regard appuyé avant toute parole, sur la chambre et sur nous-mêmes; tremblotantes d'appréhension dans nos habits trop larges, la peau flasque des mâchoires osseuses secouée de tics nerveux. Ni son regard ni l'expression de ses traits ne pouvaient être interprétés. Courroux ou clémence, reproche silencieuse ou réflexion interne quant au choix des mots les plus adéquats? Sans doutes continuait-il d'analyser ses chères patientes, son cerveau jamais au repos dans sa noble tâche de nous étudier pour mieux nous traiter. Ce premier rituel passé laissait enfin place aux paroles, tant redoutés. Parfois ce n'était qu'un visage insondable et un petit commentaire type "bon, bah c'est bien tout ça". D'autre fois un obscur message codé, lourd de sens, déposé sans d'autres informations et sur lequel nous étions invitées à réfléchir activement afin d'en tirer le sage enseignement. Ce pouvait être aussi de grandes nouvelles quant à notre internement, plaisantes ou non. Une sortie imminente, un Noël passé en clinique plutôt qu'avec la famille, un passage en salle à manger, une autorisation à recevoir des visites peut-être? De quoi donner le goût de prier. 

Mise à part leur inévitable dose de stress, je n'ai moi-même aucune visite réellement mémorable à vous raconter. Littéralement, je ne me souviens que de ma toute première ainsi que de l'une des dernières. Des autres je ne garde aucun souvenir. Au passage, c'est d'ailleurs quelque chose que je commence à réaliser et qui m'inquiète presque: ces souvenirs particulièrement flous et incertains d'une époque pourtant pas si lointaine. Mes années d'anorexie et de boulimie ont beau avoir été parmi les plus brutales, intenses et ô combien stressantes de ma vie, il ne m'en reste qu'une poignée d'anecdotes exactes en tête, le reste n'étant guère plus qu'un amas de flash-backs de routines, lieux inhabituels, personnages chelous, chemins quotidiens parcourus au pas de course, comptage de calories et repas à la frugalité croissante. Contrastant curieusement avec cette perte galopante de souvenirs précis, les émotions ainsi que le mal-être permanents éprouvés alors me restent imprimés avec la même fraîcheur qu'un thon du marché de Tsukiji.

De ces deux visites que je n'ai pas encore occultées la première est probablement la seule qui vaille la peine d'être mentionnée. Je crois être arrivée à cette clinique un jeudi - ce dont je me souviens, je m'en souviens avec une précision insupportable - et avais donc bénéficié d'une petite semaine d'adaptation à mon nouvel environnement avant d'affronter ma première visite du mercredi. Malgré cela je ne connaissais pourtant pas la moitié des membres de cette équipe médicale entassée dans ma chambre, le directeur moins que tous. Après m'avoir soigneusement dévisagée et après avoir laissé passer un silence soigneusement étudié, ce dernier m'a accordé le premier et le plus long commentaire de toutes ces visites.
"... Bon. On voudrait que vous nous fassiez plus confiance, on a pas l'impression que ce soit encore le cas." 
Ou quelque chose comme ça. Un commentaire qui m'avait d'ailleurs laissée fort confuse; venir seule en taxi d'une autre clinique à trois heures de là avec rien d'autre que ma valise pour m'installer dans cette autre clinique au sein d'une ville inconnue où je n'avais aucun proche ni ami, leur laisser prendre mon téléphone et accepter la période d'isolement sans broncher, les repas, les couvre-feu, le noir total quant à mon traitement et une future date de sortie, tout cela dans l'espoir de mettre toutes les chances de mon côté pour une prompte et finale guérison, ça n'était pas de la confiance? Pour être sincère ce commentaire m'a blessée. Oh je sais, sans doutes étais-je trop malade pour voir la réalité telle quelle et alors qu'il n'avait fallu à cet homme qu'un seul coup d'oeil accompagné d'un premier rapport sur cette nouvelle patiente pour la cerner toute entière. Maintenant que je raconte ça je crois me souvenir d'avoir tenté de lui répondre - pauvre folle. De misérables balbutiements sortis du fond de la gorge, du genre "heu, comment, je? Mais non mais je vous assure que je v..." avant qu'il ne m'interrompe d'un rapide au-revoir - a-t-il dit au revoir? Bordel je sais plus - et ne mette un terme à la visite, me laissant toute benoite au milieu de ma chambre passée de pleine à craquer à déserte en quelques secondes.

Je n'ai pas chaumé pour leur démontrer ma confiance totale et ma bonne volonté; je me suis adonnée corps et âme à toutes leurs thérapies de groupe, leurs activités d'ergothérapie, rédactions de lettres symboliques à des membres de ma famille et autres. Je n'ai contredit personne, n'ai tenu tête à aucun soignant - sauf à la diététicienne une ou deux fois avant de vite apprendre à ronger mon frein avec elle aussi. Je me suis pliée à toutes leurs exigences sans en questionner l'efficacité et ai participé à toutes les enquêtes et tests psychologiques que l'on m'a proposé. J'ai pris les médicaments qu'ils m'ont présentés sans discuter, sans faire semblant de les avaler pour ensuite en recracher la moitié dans le lavabo comme je le faisais dans la clinique précédente. J'ai mangé tout ce qu'il m'était permis de manger et ai rapidement atteint mon poids de sortie d'isolement, puis mon poids de sortie tout court. 
J'ai mangé mes émotions refoulées de même, mes troubles mentaux encore loin d'être seulement diagnostiqués, mes rancœurs, mes peurs, mes colères et mes frustrations. J'y ai cru moi-même, à cette histoire de guérison. 



Je suis sortie après seulement deux mois d'hospitalisation, un véritable record. Les autres filles lorgnaient sur ma valise d'un air à la fois envieux et suspicieux. Les soignants, eux, étaient ravis et confondants de félicitations. J'ai eu la première crise de boulimie de ma vie à peine un mois après ma sortie, en plus d'un rapide retour vers de nombreux symptômes d'anorexie. 
A partir de là, ça n'a été qu'une question de semaines; cinq kilos perdus en un clin d'oeil, combinés à des crises de plus en plus fréquentes. De quelques chocolats enfournés à la va-vite j'en étais déjà à m'enfiler des kilos de nourriture en moins d'une heure, littéralement, avant de passer la nuit entière à vomir dans de grands sacs poubelle. 
J'ai pris un très, très grand soin à cacher cette boulimie galopante. Succès flamboyant; malgré mes venues quotidiennes en hôpital de jour personne ne s'est jamais douté de rien. Ma perte de poids les a bien inquiétés un temps mais au bout de cinq ou six mois la boulimie est devenue telle que j'ai commencé à reprendre plusieurs kilos, du fait de la nourriture que je n'étais pas parvenue à vomir. Les compliments et félicitations sur ma bonne mine retrouvée fusèrent à nouveau de la part des infirmiers et psychiatres. 
Ah, tu voulais de la confiance.

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