Je vais bien, bande de moules


"L'art du maigre flasque"

Je fais donc partie des heureuses élues à avoir traversé une vraie, bonne grosse étape d'anorexie. Et là je dis ça presque sans ironie car oui, de pouvoir seulement traverser cette maladie et non pas vivre avec durant mon entière existence est un sacré "privilège". Je sais, je sais: paye ton privilège. 
Je doute en effet retomber un jour dans cette maladie car, croyez-moi, c'est un putain d'enfer dont le seul souvenir me donnerait des insuffisance cardiaques. Un enfer physique bien sûr mais aussi mental. Terriblement mental. Ça ne servirait à rien que j'essaye de vous le décrire à coups de pathétiques métaphores grandiloquentes mais laissez-moi au moins vous dire cela: l'anorexie, c'est vraiment une grosse tranche de gâteau de merde. Et même si le pire de cette étape est très certainement derrière moi, je n'en garde pas moins mon gros paquet de séquelles.

Tenez, un exemple tout bête: il y a quelques mois j'ai passé le film "Je Vais Bien Ne T'en Fais Pas" en classe. J'ai beau n'être vraiment pas du tout, du tout fan de Mélanie Laurent, je dois tout de même confesser que la partie où son personnage se fait hospitaliser suite à une anorexie soudaine m'a un poil émue. Pas pour l'histoire en soi ça non, mais pour les souvenirs. 

Oh, ces souvenirs. Oh la colère. La rancœur qui suinte, les mots ravalés faute d'avoir pu être exprimés aux soignants, aux psychiatres, aux amis, aux proches. L'un de mes plus grands regrets de cette époque au-delà de la honte, la tristesse et la culpabilité de m'être laissée aller si loin dans la maladie, c'est d'avoir eu cette étrange attitude de "résistance soumise" tout du long. Enragée contre mes "bourreaux" mais tout en me pliant à leur volonté. Jusqu'à leur courir après; littéralement. Je leur en ai fait baver durant mes hospitalisations, à balancer ma part de scènes comme une véritable malade mentale parfaitement à sa place dans un asile. Et je leur ai toujours donné raison. 
J'ai vaguement accepté de me faire interner comme seule apparente issue de secours mais l'expérience a rapidement viré en quelque chose que je percevais et perçois toujours comme imposé contre mon gré. J'implorais leur attention, leur service, leurs soins tout en refusant d'accepter ma situation et leurs traitements - médiocres, soyons sincères. Ce n'est pas ma situation que j'aurais dû refuser mais leurs soins, justement. Les soins qui n'en étaient pas, les abus, la maltraitance même involontaire. J'aurais dû dire "non" dès le début et chercher une alternative plutôt que de m'embrouiller avec la casi totalité du staff à tenter de négocier bouffe et sorties. User de ma belle énergie pour ce qui aurait valu la peine plutôt que de la gaspiller à me débattre avec tout le monde. J'aurais dû m'efforcer de m'éloigner moi-même de ma mère et prendre mon indépendance plutôt que de chercher désespérément à conserver cette illusion d'amour maternel en échange d'une hospitalisation que je n'étais en aucun cas prête à accepter. J'étais comme une fillette, une fillette enragée mais dépendante, incertaine d'elle-même et en train de se tuer, littéralement, pour le rêve de me sentir digne d'être aimée. Terrorisée, dépendante et rageuse au point d'en venir à la violence physique contre moi-même et contre les autres, mais surtout contre moi-même.  


Un ressourcement CHATS avant le retour en clinique

Je me souviens d'un moment tellement pathétique que c'en est risible. Je ne sais plus trop si j'étais encore à l'hôpital de Tours ou déjà internée à la clinique près de Toulouse mais je revenais d'un aller-retour à Bordeaux avec ma mère. Nous étions allées y consulter le psychiatre d'une clinique réputée pour être spécialisée dans les troubles du comportement alimentaire et dirigée par un Grand Médecin. Ben voyons. Au bout de cinq minutes à tout casser d'entretien, le psychiatre nous a expressément remerciées en me disant que je serai placée sur la liste d'attente afin de pouvoir entrer dès que possible dans leur si glorieux et sollicité établissement. Ayant donc du temps à tuer dans ce charmant chef-lieu de Gironde, nous sommes allées déjeuner dans un petit restaurant choisi au hasard. Je me souviens encore combien nous nous sommes extasiées sur l'excellence de la nourriture, comme si c'eut été la découverte du siècle et que ce bon repas suffirait à considérer cette grise et glauque journée comme grandiose. Pour une anorexique, les exultations gastronomiques du genre font partie de ces situations totalement paradoxales et tordues avec lesquelles on finit par apprendre à vivre. Ce premier rendez-vous avec un soignant de cette clinique ne m'avait inspiré aucune confiance mais j'ai ravalé ça avec mon déjeuner, accompagnant ma mère à faire semblant que tout allait pour le mieux. Je n'ai pas tenu bien longtemps. 

Incapable de supporter l'idée de devoir retourner à ma chambre d'hôpital, incapable d'accepter la perspective de cette autre chambre d'hôpital dans une ville loin de chez moi comme le meilleur futur possible, j'ai pété les plombs. Bien que je ne me souvienne plus trop des détails, j'ai probablement commencé par supplier ma mère de ne pas me ramener à l'hôpital, de me laisser rentrer à la maison, que Bordeaux avait l'air d'une horrible ville grisâtre et que je refusais d'y aller. Et là ça vaut la peine de le mentionner: une anorexique mentale qui fait dans la supplication, c'est quelque chose. Comment vous expliquer? Tout à la fois très dramatique et très, très, vicieux. On nous traite souvent de manipulateurs-trices et franchement c'est assez bâtard de nous voir et traiter ainsi, parce qu'au niveau du dégoût personnel, de la culpabilité et du manque de confiance je peux vous garantir qu'on a déjà suffisamment à faire avec la maladie seule; pas besoin en plus que l'on nous attribue l'étiquette de "manipulatrice vicieuse et calculatrice" histoire d'en re-tartiner une couche. Je ne vais pas mentir non plus, il y a bel et bien une part de nous qui cherche à obtenir ce que l'on veut - et on ne veut jamais les bonnes choses. Seulement voilà, ce que beaucoup appellent manipulation correspondrait plus à un acte de pur désespoir, comme n'importe quelle personne se sentant au pied du mur peut chercher à négocier un tunnel de fuite. Laissez-moi vous mettre un revolver sur la tempe et je serais curieuse de voir avec quel zèle vous vireriez "manipulateurs" vous aussi. La détresse de nos supplications est sincère, c'est tout ce que je peux vous dire avec certitude. 

Mais revenons à ma croustillante anecdote qui, je le sens d'ici, vous tient pantois de suspense. Supplications, donc, type "Naaaaooooonnn je ne veux pas retourner à l'hôpital, seulteuplé Manman ne me ramène pas là-bas, je saurais manger comme il faut je te le promets. Et puis Bordeaux ça a l'air trop moche, c'est tout gris et déprimant je veux pas aller là-bas non plus et ce doketeur il était pas gentil je suis sûre que c'est un vrai con JE VEUX PAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAS". And so on.
Ma mère ne lâchant rien et moi-même n'étant pas dans la capacité mentale de gérer la situation, la colère a pris le pas sur la détresse, suivie par la violence. Faute de mieux, je me suis mise à m'agiter telle une épileptique dans la voiture jusqu'à ce que "BLARM!", je finisse par m'auto-donner un magistral coup de genou dans le nez. Donnant par la même un gros coup de peur ma mère, cette dernière a dû arrêter la voiture sur le bord de la route le temps que je me calme, étant même convaincue que je m'étais cassée le nez. C'est ridicule, non? Mais sur le coup et en y repensant, vertudieu, quelle tristesse d'en être arrivée là. Au point de me brutaliser physiquement, me blesser, quoi que ce soit afin de parvenir à me détourner de ce chemin de retour vers une vie d’hospitalisée que je vivais comme un emprisonnement. Tenter n'importe quoi pour une petite chance de retarder l'échéance, une éventuelle porte de sortie et peu importe qu'elle inclue d'abîmer un peu plus mon corps déjà pas en grande forme. Le pire dans tout ça? Cette pathétique scène était loin, très loin d'être l'apogée de ma folie sinon le début, et rien que de l'admettre j'en suis toute rouge d'embarras. 


Maigre, molle et folle mais avec un sacré sens du style

Et non, je ne me suis même cassée le nez; je suis juste restée là à chialer pitoyablement telle un bébé osseux jusqu'à ce que l'on reprenne la route. Et non, je n'ai pas non plus obtenu ce que je voulais; je suis bien rentrée le soir à ma petite chambre d'hôpital, avec ma sonde gastrique, ma solitude et ma folie. Je n'ai ensuite pas plus échappé à cette clinique bordelaise qui m'avait si peu inspirée en cette morne journée de fin d'été 2008; j'y serai admise quelques mois et beaucoup d'autres crises du même genre plus tard, de Novembre 2008 à Janvier 2009.
Cet internement aura été mon dernier en tant que malade mentale - du moins à ce jour - complétant ainsi environ six mois d'hospitalisation dans quatre établissements différents. Il me reste très délicat de simplement repenser à cette entière époque sans me sentir nauséeuse de colère, de honte et d'une angoisse viscérale qui filerait des insomnies à Chuck Norris lui-même. Ça fait un peu victime de jeter la pierre sur les soignants qui tentent juste de faire leur boulot, je sais, mais je considère que ce marathon d'internements n'a été bon qu'à me faire plonger un peu plus loin dans la maladie mentale et me charger de quelques blessures et troubles alimentaires supplémentaires. Oh bien sûr ça va beaucoup mieux maintenant, mieux que jamais, ce qui ne me donne que plus de motivation pour continuer à recoller les morceaux. J'aimerais juste ne pas avoir à y dédier toute ma vie - ni tout mon héritage.

Photos de Tatiana Appolonus et Anne-Marie Bernard

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