Zones


                     Ma petite liiiiiiiiste

Fermez les yeux et imaginez donc: une Célia de quinze ou seize ans, 80 kilos au compteur, de grosses, grosses difficultés à socialiser et toute sa jeune vie passée à la campagne dans une bulle (Diam's à la ferme)Ajoutez à cela une initiation depuis toute bébé à certaines des musiques et cultures les plus druggy, undergroud et dynamisantes qui soient; blues-rock, musique psychédélique, expérimentale... forcément, quand on a été bercée toute son enfance à Purple Haze, Dazed and Confused, Five to One ou encore Love Spread des Stones Roses mais qu'on vit au milieu d'un champ de vaches et qu'on a plus de canards que de voisins, il y a comme un malaise. Pour couronner le tout, mdécouverte de groupes "indé" plus récents à l'époque de mes 15 ans n'a franchement pas aidé à calmer cette sensation de vivre coupée d'à peu près tout ce qui peut importer à un adolescent. The Strokes, Arctic Monkeys, Yeah Yeah Yeahs, the Longcut et autres Libertines ont justement été fameux pour glorifier et glamouriser un peu plus au travers de leurs chansons comme de leurs vidéos cette image de la nuit urbaine et aventureusedes bars aussi crasseux que coolsdes boites glauques et leurs droguesde la culture jeune de l'époque, leurs fêtes et leurs drames imbibés d'alcoolMême les videos de type working class hero me vendaient du rêve, comme celle de la chanson Last Resort de Dead 60's avec ses images grisâtres d'une vie de merde dans les quartiers miteux d'une ville d'Angleterre. Rien de surprenant là-dedans, mais chaque clip musical de chacun de ces groupes a eu un impact monstrueux sur moi et a grandement contribué à forger ma personnalité, aussi embarrasant que cela puisse être  

Seule occasion pour moi de contacter cette entitée passionnée, enthousiaste et fougueuse de tout bon ado; la nuit. Mais je ne vous parle pas là de soirée entre copains ou de concerts secrets dans le garage d'un pote de mon frère, oh mes enfants non: je vous parle de programmes nocturnes de "clips", pour l'occasion un peu plus originaux et alternatifs que la soupe habituelle déversée par les chaines musicales durant la journée. Premier temps de ma messe musicale télévisée: "Zone UK" deux fois par semaine, de 23h à minuit sur l'une des branches de MTV France. Une heure de sélection des derniers hits rock/indé de la scène Britannique de l'époque; mon obsession pour Londres et les jeunes anglais chous et arty et un peu rock vient en grande partie de là – ainsi que mon agacement mélé de fascination pour les "dandy destroy" à la Pete. Bizarement ou sans doutes juste par mégarde des programmateurs, cette "Zone" contenait aussi le gentil hit pop "Middle of Nowhere" des gentil Canadiens de Hot Hot Heat. Ah, MTV France.  
Et puis minuit sonnant, arrivait enfin le grand moment, la célébration, lraison pour laquelle je peux me remémorer cette époque avec joie et nostalgie: la "Zone Garage" jusque 2h du matinAussi triste, aussi désolant et pathétique que cela puisse vous paraître, je crois pouvoir dire que les plus belles soirées, les plus belles "fêtes" et montées d'adrénaline de mon adolescence ont été vécues à travers la musique et les vidéos de mes "Zones" favorites – la "Zone Electro" a aussi valu sa part de magie.   

Les nuits New-Yorkaises de Juicebox des Strokes, le concert en mode house-party de the Longcut, la boîte électro-rock et son dictionnaire de drogues de E-Talking de Soulwax, la nuit d'alcoolisme dépressif de Live With Me de Massive Attack, l'aprèm de musique entre copains de Up The Bracket des Libertines; je pourrais encore en mentionner des dizaines comme ça. Vous avez saisi l'idée: assise seule et bienheureuse sur le canapé du salon familial, écoutant souvent la musique au casque, j'en mangeais tellement plein les mirettes que le seul souvenir de ces moments me fait trembloter de nostalgie. Il m'est aussi arrivé de danser telle une débile sous LSD au milieu du salon pendant que ma mère faisait probablement semblant de dormir dans sa chambre au fond du couloir.  
Je peux vous le garantir, cette petite fenêtre d'aventure musicale valait bien plus à mes yeux que le reste de ma vie de l'époque – ma vie réelle, fadasse comme un bol de soupe au lait 

"Célia? 
- Mmmrghfrrhh? 
Euh, est-ce que tu prends des drogues?" 

Ma soirée Zones finie je me couchais avec du rêve dans les yeux et les oreilles, vers 2h30 du matin, pour me lever à 6h30 et aller au lycée. A la vue de mes yeux bouffis et de ma mine cadavérique, mes camarades de classes croyaient pour beaucoup que je passais mes soirées à fumer de gros joints, étant également fameuse pour m'endormir en cours quelques minutes et me réveiller soudainement, levant la main avec entrain pour répondre à une question du prof entendue durant mon demi-sommeil.  
Bien que je méprisais déjà un peu l'herbe et toute sa culture, je me foutais pas mal au fond que l'on me prenne à tort pour une fumeuse. Pour être honnête l'ironie de la situation me faisait même plutôt rire; alors que la majorité des camarades de classes avec qui je trainais s'envoyaient cônes et douilles sans restrictions durant les pauses, je n'ai pour ma part jamais fumé une seule taf au lycée – un petit contrat que je m'étais mentalement signé avec moi-même. Je restais pourtant celle que tous percevaient comme la hippie de serviceprobablement par la simple action d'avoir les yeux rouges de fatigue et le piquage de nez facile – et la masse capillaire généreuse, avouons-le. En parlant justement de ça, je me foutais tout autant de passer la journée dans un brouillard somnolent. Très honnêtement, je ne me souviens pas de grand chose de ma vie diurne de l'époque qui ait valu la peine que lui sacrifie mes précieuses Zones. Je vivais pour ces deux ou trois heures d'euphorie nocturne, point.  
Début 2006 j'ai même commencé à me faire une liste de mes découvertes coup de coeur, que ce soit pour la chanson ou sa vidéo au concept marquant. J'ai tenu ce petijournal musical pendant plus d'un an, accompagnant la plupart des titres d'un commentaire enflammé sur la raison de mon coup de coeur. Beaucoup de ces chansons font partie à ce jour de mes favorites tunes ever. Je possède toujours cette liste, soigneusement rangée dans sa pochette plastique telle une relique précieuse. Il y a quelques années, j'ai passé quatre heures à en rechercher tous les morceaux et me faire une – puis deux, puis trois – playlist sur Youtube à l'ordre très spécique, dans le but ultime de reproduire et préserver au mieux l'expérience et la progression émotionnelle, avec l'avancée de la nuit, que j'avais pu ressentir à l'époque.  

Sur un versant moins grisant, la solitude que j'ai pu ressentir à cette époque a été particulièrement corsée. C'est simple: comment ne pas se sentir triste et frustée à visualiser de telles explosions de vie, de funde créativité et d'énergie tout en étant soi-même seule dans son canapé un soir de semaine sans personne avec qui partager l'émotion, avec qui aller vivre ces mêmes aventures pour de vrai? On ne va pas se mentir, Tours n'était pas exactement la Mecque musicale de mes rêves et j'avais peu d'amis; ma timidité maladive n'aidant pas, je ne suis jamais parvenue à connaitre d'autres jeunes partageant les mêmes goûts musicaux, la même curiosité, la même passion pour ces nuits de "communion", la même obsession pour la grande ville et ses recoins, ses légendes et sa mélancolie poisseuseSi ces vidéos nocturnes me vendaient du rêve en lingot, je n'en restais pas moins consciente de ma propre réalité dans laquelle je restais incapable de m'épanouir. A me demander ce que je foutais là-bas, simplement, sans parvenir à échapper à l'angoisse d'être en train de perdre mes plus belles annéesInévitablement, je me comparais aux musiciens des clips, aux chanteuses débordantes de charisme, de style, d'audace, d'énergie, de talent et de beauté et ne m'en sentais que plus dégueulasse moi-même. J'en suis arrivée un soir à me dire fuck it, je vais faire pareil; je vais devenir une grosse fêtarde droguée, une épave cocainée qui passe ses nuits dans les clubs et les soirées les plus cools. Je me ferai du mal mais au moins je ne raterai rien.  
Je vous rassure à ce niveau-là, à ce jour je n'ai toujours pas testé la coke – et n'en ressens pas la moindre envie – mais n'était-ce pas là un charmant exemple de cette fascination pour le rythme de vie sex, drugs & rock'n'roll que tout bon adolescent peut ressentir face à l'atroce contraste entre l'extrême coolitude de ses idoles et le vide abyssal de sa propre existence? Je me trouvais si déçue et frustrée, en colère même de passer à côté de toutes ces portions de pure vie, ces groupes naissants, ces festivals et ces soirées à s'arroser de grosses pintes tout en constatant que je n'avais pour ma part qu'une communauté de motherfucking canards ainsi qu'un voisin dérangé du ciboulot et versé dans l'abus sexuel sur pré-adolescente pour me tenir compagnieEt non, loin de moi encore le courage de déménager dans une grande ville ou demander à ma famille de m'envoyer étudier un temps dans un pays anglophone. Trop peur, trop timide, encore trop peu indépendante pour seulement y songer. 

Enfin voilà, à chaque fois que j'entends une chanson datant de 2002 à 2007 vous pouvez être sûrs que je vais m'emballer et murmurer "c'était la bonne époque, ça! Mon époque!". Et bon, en vérité je n'ai "vécu" cette époque que grâce à la magie de Canal SatelliteVertudieu, je risque même de me sentir aussi vivante qu'intérieurement morte en ré-entendant ces chansons. Que voulez-vous, je ne me remettrai jamais de n'avoir pas pu expérimenter directement toute l'expérience sociale et musicale de cette époque – tellement typique, right?  
A 14 ans je crevais de tristesse de n'avoir pas connu l'époque des 60's afin d'avoir pû être groupie de Jim Morrison et Jimmy Page. A 16 ans je paniquais à l'idée de perdre mes plus belles années dans la campagne de Tours en découvrant via MTV2 ce qu'il ce passait dans les principales villes d'Angleterre et des Etats-Unis, souhaitans avoir 10 ans de plus afin de pouvoir sortir et vivre aussi librement que mes idoles vingtenaires de l'époque. Aujourd'hui, à 27 ans, une partie de moi se sent presque comme une trentenaire du fait de m'être tellement identifiée à la génération de musiciens et clubbeurs de 2005 au travers de cette adolescence de fantaisies nocturnes. D'un autre côté je rêve presque d'avoir 5 ou 7 ans de moins et pouvoir recommencer ma vingtaine à zéro afin de ne pas refaire les mêmes erreurs et éviter de me retrouver à 27 ans avec la sensation d'être passée à côté de mes aspirations et ambitions, considérant qu'il est maintenant "trop tard" pour commencer quelque chose d'excitant 
Et puis finalement, quand la panique redescent, je me rends compte que je suis la parfaite fille de ma génération: cette euphorie adolescente aux sons de "Hard To Beat", "Listen Up" et "Juicebox" doublée de la nostalgie de cette époque sont justement ce qui font l'identité et le charme des jeunes ayant grandi le cul entre deux millénaires, j'imagine. Je ne suis pas la seule, certainement pas, à regretter ces années d'émotions expérimentées via le petit écran.


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